Samedi soir, Daniel se regardait dans le miroir de sa chambre, essayant de rajuster le col de son chandail pour être un minimum présentable. Il avait eu une semaine de merde : des clients chiants, le gamin qui avait fait des erreurs dans les commandes, la viande était dégueue à l'épicerie, genre même pas fraîche, il avait faillit se tarter en vélo sur les pavés de cette putain de ville et oui, il avait sérieusement besoin de vacances. Il n'en avait pas pris, cet été, et il commençait donc à saturer. Heureusement pour tout le monde, demain était dimanche, seule journée de la semaine où le Déserteur restait fermé. Donc, ce soir, il allait prendre une bière tranquille dans un bar quelconque, puis dormir un bon douze heures -ou faire autre chose s'il avait la chance de trouver une agréable compagnie lors de sa sortie- et prendre un peu de repos avant la nouvelle semaine. Et peut-être qu'il demanderait au gamin d'ouvrir le lundi. M'enfin.

Il poussa un long soupir en contemplant son reflet. Quelle saloperie. Il finit par enlever son chandail, détournant son regard du miroir pour ne pas voir son corps pâle, enfilant une chemise noire à la place. Pour une fois qu'il pouvait mettre ce genre de vêtement peu pratique. L'homme boutonna la chemise tranquillement, retroussant les manches à la fin. Bon. Ses pantalons n'étaient pas trop sales, relativement propres, même. Et ses souliers... bon, on s'en fout. Pas de manteau, la nuit était belle. Daniel se pencha et passa ses deux mains dans ses cheveux, sa tignasse s'hérissant en épis rebelles sur son crâne. Un coup d'œil à son visage fatigué : on aurait dit que ça faisait deux semaines qu'il ne dormait pas. Des cernes grisâtres, des taches de rousseur rendues plus apparentes par le soleil estival, ses cicatrices qui sautaient au visage, ses yeux comme deux lunes blafardes dans ces traits pâles.
Il allait probablement finir seul ce soir.

Une courte vérification de ses poches : porte-feuille, monnaie, clés, ciao, et il quitta son minuscule appartement pour trouver un bar potable pour accueillir sa carcasse. Le premier bled du bord allait faire l'affaire : descendre les escaliers avait suffit pour lui faire réaliser à quel point il avait envie de dormir et que ses jambes le faisaient souffrir. Ouais, lundi matin, le gamin allait entrer et voilà tout. L'homme partit donc seul dans le quartier latin, à la recherche d'un bar, un pub, une TAVERNE, pas trop compliqué. Son pas rapide le mena à une boîte dansante -non, un bar pour gens un tantinet trop sexagénaires -non, puis à un bar où la moyenne d'âge devait être 15 ans -encore non. Tant pis ; il allait aller plus loin. C'est donc sans hésiter qu'il continua sa route à grandes enjambées, traversant Paris jusqu'à la Seine. Île Saint-Louis ; au moins, ce serait tranquille, il n'y avait pas de ces jeunes imbéciles partout. Daniel passa devant une vitrine éteinte et réalisa l'heure en jetant un œil à la lune, visible dans le reflet de la grande fenêtre ; il devait être près de minuit, peut-être passé. C'était la rançon d'avoir une boutique ouvert tard. Et dans le reflet, il vit également, à l'envers, le nom d'un pub. Il se retourna : O'Séamus Irish Pub. Il avait déjà vu cet endroit, mais il n'y était jamais entré. Ce soir serait donc la soirée. Sans hésiter, il poussa la porte de l'établissement, redressant un peu les épaules avant d'entrer dans l'antre de la bête, de sa démarche raide de militaire. Un regard rapide sur la pièce et il s'installa au bar sans regarder personne, adressant seulement la parole à la personne au bar :

DANIEL
Une pinte de Guinness, s'il vous plaît.

Il aimait l'Irlande. Ses paysages, ses bières, ses femmes. Et là, il avait surtout envie d'une bonne stout, qui allait lui rafraîchir la gorge et lui enflammer la tête.

Il croisa à peine les yeux de la barmaid, mais quelque chose sembla se faire dans sa tête, comme une connexion. Un lien étrange entre elle et lui qu'il put sentir, comme une odeur forte qui venait d'il ne savait où. Probablement le tapis imbibé de bière de cet endroit, les années passant encore et toujours. L'homme fixa le dos de la jeune femme, attendant qu'elle se retourne pour mieux voir son visage, qu'il n'avait pas eu le temps de voir quand il lui avait parlé la première fois. Ça lui arrivait, parfois, cette étrange sensation en lui, qui s'apparentait presque'à... l'incident. Mais en mieux : c'était un fourmillement plus qu'un mal de coeur. La demoiselle se retourna, lui offrant un joli visage en plus de sa bière. De longs cheveux sombres, des yeux distants, des traits réguliers et, finalement, un chantant accent irlandais :

KELLEN
Voilà. Cela vous gène si je vous accompagne ? Je n'ai pas eu l'occasion de partager un verre avec un camarade depuis quelques temps...

DANIEL
Merci et non, il n'y a aucun problème.

D'accod, en deux phrases, elle venait de le troubler totalement, lui faisant hausser un sourcil interrogateur, le questionnement se lisant dans ses yeux translucides. Un camarade ? Mais de quoi donc parlait-elle ? Il n'était manifestement pas Irlandais -il n'avait pas la tête de l'emploi, ni l'accent. Il ne travaillait pas avec elle. Il ne la connaissait même pas. Peut-être le prenait-elle pour quelqu'un d'autre ? Ce serait logique.
Ou elle lui faisait du gringue et là, elle manquait de tact.
Daniel préféra la première option, quoique la deuxième n'était pas désagréable au vu et au su de l'apparence de la femme, et prit une longue gorgée de sa Guinness, ses yeux pâles se fermant à moitié de plaisir. Qu'est-ce que ça faisait du bien. Le goût de café de la bière resta dans sa bouche, en plus de la légère amertume du liquide, et il rouvrit les yeux après un infime soupir de bien-être. Une fois de temps en temps, une bonne bière, ça n'a jamais tué personne. Et si oui, bien ils ne sont plus ici pour en témoigner. Il fit claquer sa langue et son attention revint à la serveuse, qui se présentait à lui -non, définitivement, elle devait le draguer :

KELLEN
Je m'appelle Kellen ; Kellen Jackson.

DANIEL
Daniel. Enchanté.

On ne se présente pas prénom ET nom à quelqu'un qu'on croit connaître, hein ? Et elle aurait plutôt dit : « C'est moi, Kellen, Kellen Jackson, vous vous souvenez ? » que cette présentation. Impossible. Nouvelles options : elle le draguait. Elle voulait simplement le connaître car les autres du pub sont inintéressants. Elle a rien de mieux à faire. Peu importe. Le lycan mit sa bière un peu plus à droite sur le comptoir, pour ainsi mieux voir la fameuse Kellen, dont la voix chantante et la présence faisaient monter d'étranges fourmillements dans son estomac, puis dans sa gorge, picoter ses cicatrices -oh à peine- et s'étirer en un petit sourire ses lèvres fines. Il se pencha un peu sur le comptoir, s'appuyant sur ses bras, et se décida à lui bavarder un peu, sortant de sa solitude tant chérie pour lui sortir quelques mots de sa voix grave et égale :

DANIEL
C'est pas toujours drôle, de travailler la nuit, hm ?

Il savait de quoi il parlait : il avait eu son lot de clients bizarroïdes, d'heures creuses et de moments espérés à ce que le premier quidam fasse la conversation. Sans doute vivait-elle dans ces mêmes évènements. Et puis, pour le moment, il avait vraiment besoin de contacts humains : ça changeait des armes. Et quand le contact humain en question est une belle Irlandaise, ça ne gâche rien.

Un minuscule sourire sur les lèvres de la serveuse, dont il avait sentit l'examen rapide sur sa personne. Pas un éclatant sourire de fille blasée entendre des compliments, ni quelque chose fait pour le repousser. Il n'y sentait pas nécessairement d'encouragement, mais en même temps, lui aussi était doué pour les demi-sourires qui tiennent plus du pincement des lèvres que de la véritable mimique. Et si elle avait voulu le repousser, elle ne serait pas venue s'asseoir si proche de lui, au tabouret voisin du sien, son genou frôlant presque le sien.

KELLEN
On peut dire ça comme ça. Mais encore ici, c'est plutôt tranquille. Que des habitués, pas de bronx, sauf les soirs de match et la Saint Patrick. Et vous, vous travaillez aussi la nuit ?

DANIEL
Mmmm. Je viens de terminer. Enfin... j'ai fermé plus tôt. J'avais besoin de bouger.

Besoin de respirer, de voir autre chose que des haches et des fusils de chasse, de se sortir de l'odeur étrange de sa boutique et de voir autre chose que l'autre côté de la rue. En revenant chez lui, s'il revenait seul évidemment, il allait courir pendant presqu'une heure, jusqu'à qu'il sente que son coeur allait exploser et que ses membres criaient grâce, ou jusqu'à ce qu'il sente la chose en lui crier famine. Il n'avait pas d'autre mot pour décrire cela. Daniel se tourna un peu plus vers Kellen ; s'ils devaient parler, cette position allait être plus confortable. Et puis, comme ça, il voyait bien son visage. Elle avait de beaux yeux, très pâles, étrangement éteints. Verts, peut-être bleus, ou encore gris, il n'aurait su dire. Instinctivement, il porta ses doigts à ses cicatrices, les sentant picoter un peu, avant de reporter sa main sur son verre froid. S'occuper à autre chose que se triturer les marques de guerre. Ses iris tombèrent sur sa bière, puis remontèrent jusqu'au visage de la jeune femme. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Plus jeune que lui, peut-être bien.

Une petite gorgée de sa bière, qu'il reposa à peine plus près de celle de Kellen. Il ne pouvait pas se rendre compte de ce qu'il faisait, ne connaissant pas la nature des sensations qui montaient en lui, tout comme il n'avait aucun mot à mettre sur l'odeur qu'il avait sentie en entrant ici. Toute sa physionomie, dure et neutre, sa moue boudeuse, s'était adoucie. Un sourire flottait sur ses lèvres, léger, la pupille de ses yeux s'était dilatée un peu et ses doigts caressaient machinalement le col de son verre, sans y penser, alors qu'il ne quittait pas la serveuse des yeux.

DANIEL
La question va paraître banale, ou bateau, mais ça fait longtemps que tu vis à Paris ? Parce que, enfin, l'accent, c'est très joli, mais... ça s'entend que vous êtes Irlandaise. Ça ne dérange pas si je te tutoie ?

Daniel qui demande la permission avant de faire quelque chose : notez ce jour, notez cette date. En plus, il avait terriblement conscience que sa question semblait aussi être dans le registre de « je te drague, tu me dragues, on s'intéresse, tu dors où ce soir ? », mais il n'avait plus l'habitude des nouveaux contacts sociaux. Puis, avec Kellen, ce n'était pas la même chose. Il y avait quelque chose de plus. S'intéresser à elle était... comme nécessaire. Il n'avait pas connu cette sensation de connexion depuis longtemps.

Elle hésitait. Il n'aurait su dire comment il pouvait percevoir ce sentiment ; peut-être seulement ses yeux vides, étranges, qui ne pouvaient se fixer, ou encore les infimes sourires qu'elle osait lui servir ? Elle lui assura que le tutoiement ne lui dérangeait pas, même s'il se serait probablement installé de lui-même. Lui-même pouvait sentir qu'il était pas le seul à avoir senti le lien entre eux, plus loin que leurs yeux vides, absents, et leur attitude étrange, soeur. Avoir été une femme, sans doute aurait-il été comme cette Kellen : distante, un peu froide, un peu mal à l'aise, avec des sourires retenus et de longs cheveux sombres dont l'odeur se faisait sentir jusqu'à lui, malgré leur distance. Daniel mordit légèrement sa lèvre inférieure, immobilisant ses doigts sur le bord du col de son verre, écoutant la réponse de la demoiselle :

KELLEN
Je suis arrivée à Paris il n'y a pas longtemps, mais j'avais déjà vécu quelques temps en France, et étudié le français plus jeune. Mais je ne le pratique pas tellement, et j'ai gardé mon accent...

Il n'avait rien à dire à cela, outre que son accent était charmant. Chantant. Que ça allait bien avec sa voix. Et qu'il avait envie d'une autre gorgée de bière, pour se rafraîchir, qu'il prit, bien longue, une rasade généreuse qui enflamma un peu plus son esprit. Fatigué comme il était, l'alcool risquait de faire effet rapidement. Facile à déduire : certes, il était un homme, donc sa tolérance à l'alcool était plus élevée, calculs scientifiques à l'appui, mais il était fatigué, il n'avait pas mangé depuis longtemps, il n'avait pas une once de gras sur son corps et il buvait toujours relativement rapidement. Dans quand même peu de temps, il allait même probablement demander une deuxième pinte, jusqu'à ce que sa tête tourne un peu et qu'il risque d'un peu trop se rapprocher de Kellen. Daniel était un loup solitaire, qui avait appris à se faire à solitude. Plus jeune, il était très sociable, mais la découverte de la chose avait créé un chez lui un sentiment d'exclusion qu'il s'était fait lui-même, se retirant du public, cultivant sa différence et les étranges changement,s ou non changements, de son apparence physiques. Mais là, tout changeait. Cette fille n'était pas de celles chez lesquelles il passait parfois la nuit, quittant l'endroit avant même que le soleil se lève, tout comme elle n'était pas de ces camarades de boisson pour une soirée.
Ses yeux clairs retombèrent sur la jeune femme en même temps que le verre retournait sur le comptoir, son contenu baissant plus rapidement que celui du verre de sa voisine. Une question ;

KELLEN
Comment es-tu arrivé ici au fait ? C'est un coin tranquille, et on ne voit souvent que des habitués... Est-ce que quelqu'un t'as recommandé le coin, ou par pur hasard tu es tombé par ici ?

DANIEL
J'avais juste envie d'aller loin de mon commerce. J'ai eu une semaine à chier, j'avais besoin de marcher et d'aller loin, d'être tranquille. Rendu ici, le nom de l'endroit me disait quelque chose, mais je n'étais jamais entré. Donc... essentiellement du hasard.

Un demi sourire, ses doigts qui caressaient encore distraitement son verre, cette fois de haut en bas, mais toujours ses yeux qui restaient dans ceux de Kellen. Il fronça un peu les sourcils.

DANIEL
Pourquoi ? Je veux dire... Quand tu m'as parlé, j'ai eu l'impression que tu m'avais pris pour quelqu'un d'autre, comme si on s'était déjà vu avant. Ou qu'on se connaissait déjà.

Un léger haussement d'épaules. En une phrase, il venait de dévoiler beaucoup. Il ne parlait pas de lui, seulement de ce qu'il avait ressenti, mais même à cela, on pouvait voir bien plus que ce qu'il acceptait de dire et de montrer. Le lycanthrope détourna ses iris quelques secondes, les fixant sur le groupe d'habitués au fond du bar. Habitués qui les regardaient avec de petits sourires entendus, fixant leurs verres toujours plus proches à force qu'ils buvaient, leurs genoux qui se frôlaient en de délicieux et infimes grincements de tissus qui résonnaient dans ses oreilles sensibles, leurs visages inlassablement tournés l'un vers l'autre. Daniel revint subitement à Kellen, sa moue se faisant un peu contrite, avec une once de gêne, avant de revenir au neutre et de passer un commentaire à voix basse, l'air de rien, sans intonation particulière et juste assez fort pour qu'elle le capte juste avant qu'il prenne une petite gorgée de sa Guinness :

DANIEL
La prochaine fois, je saurai où aller pour trouver un peu de compagnie agréable.

Et il le pensait.

Les habitués quittèrent le bar avec force bruits, se récoltant un regard sombre de la part de Daniel, alors que Kellen leur jeta un sourire et un signe de la main. Puis, en silence, elle alla tourner la pancarte sur la porte d'« Ouvert » à « Fermé », les laissant seuls tous les deux dans la place vide, avec leurs bières et leurs regards étranges. Un frisson traversa la nuque de l'homme ; elle revint s'asseoir, toujours en silence, le visage grave. Quelque chose clochait, quelque chose avait changé, dans ce simple geste pour les isoler du reste du monde.

KELLEN
C'est la première fois que l'on se croise… Mais il y a quelque chose, tu l'as senti n'est-ce pas ? Tout ce qui t'arrive ces derniers temps, ce n'est pas le fruit du hasard, tu sais qu'il s'est passé quelque chose, et tu sais en quoi cela t'a changé...

Non, il n'aimait pas cela du tout. Instinctivement, il s'était raidi, les yeux perdus dans le vide à côté du visage de la louve. Il avait l'impression de se faire parler come un ado de quatorze ans dont sa mère a lavé les draps pleins de taches suspectes. Mais en même temps, il savait que le registre de cette conversation était tout autre, bien plus grave que ce que quelqu'un de normal pouvait imaginer. Comme s'il avait déjà compris de ce dont elle voulait lui parler, de la chose qu'il avait senti quand il était ici, cette odeur, ce sentiment quand il avait croisé ses yeux, des papillons qui montaient dans son ventre à ses côtés. Quoique maintenant, c'était plutôt une lourde pierre qu'il avait dans l'estomac, un poids qui lui donnait envie de vomir et de se sauver sans entendre la suite de ses mots. Ses yeux dévièrent du vide, rencontrant les siens. Des doigts crispés sur un verre de Guinness, des dents serrées.

KELLEN
Je suis comme toi, Daniel. Tu n'es pas le seul....

DANIEL
Je ne vois pas de quoi tu parles.

Il avait dit cela d'une voix rauque, grave et ferme, comme si aucune réplique n'était acceptée à ce qu'il avait dit. Pourtant, impossible de passer outre le léger tremblement qui secouait ses bras, les frissons qui traversaient sa peau blême, ses dents qui mordaient ses lèvres minces. Son genou s'appuya accidentellement contre celui de Kellen, faisant sursauter Daniel. Le contact avait été bref, du tissu contre du tissu, mais il avait brièvement capté la chaleur du corps de la jeune femme et ça l'avait secoué.
Comment ça, elle était comme lui ? Comme.. la chose ? Ses doigts quittèrent son verre, sa main venant se poser sur son jean un peu usé, tripotant un petit trou sur sa cuisse, alors que ses yeux semblaient chercher une explication dans ceux de la lycanthrope. Comme lui ? Cela voulait donc dire que ce qu'il vivait n'était pas nécessairement anormal ? Qu'il n'était pas le seul ? Que peut-être même que tout le monde était ainsi, mais que personne n'osait en parler ? Ou elle lui parlait d'une autre chose totalement. Le lycan lécha ses lèvres distraitement, elles étaient sèches, et reprit la parole, après un silence qui lui parut une éternité :

DANIEL
Kellen... que veux-tu dire par...

La question avait franchi ses lèvres avec hésitation, les mots brûlant sa langue au fur et à mesure qu'il les prononçait, son visage prenant une expression dure. C'était difficile, de poser une telle question, d'avouer qu'il était curieux de savoir ce qu'elle voulait réellement dire par cela. Mais en même temps, comment lui en vouloir ? Se faire dire cela le rendait furieux, en quelque sorte ; ainsi, pendant toutes ces années, depuis quatre ans, il avait vécu dans la solitude alors qu'il aurait pu ne pas être seul. Mais en même temps, ça le rassurait : il n'était pas totalement anormal. Son ostracisation volontaire avait été un choix, mais n'y avait-il pas été forcé par son incompréhension ?
Et puis, peut-être qu'il se trompait et qu'elle ne voulait pas du tout dire cela.
Daniel aurait franchement préféré s'arrêter ailleurs, finalement, ou croire que la soirée aurait pu se terminer autrement.

KELLEN
Moi aussi je me transforme à volonté en loup, moi aussi je sens mes sens se développer bien au delà de ceux d'un humain normal. Nous ne sommes guère nombreux, mais attirés les uns par les autres. J'ai senti ton odeur dès que tu es entré dans le bar, et j'ai immédiatement compris qui tu étais...

DANIEL
Non.

Il avait murmuré cela rapidement, en réponse non réfléchie à ce qu'elle avait dit, les mots martelant son esprit. Non. Tout simplement : non. Ça ne pouvait pas être possible. Il avait craint qu'elle lui dise cela, qu'elle lui apprenne ce genre de choses. Et pourtant, combien de fois avait-il rêvé d'un éclaircissement, après la fameuse nuit où cet espèce de grand imbécile blafard inconscient était entré dans sa boutique et avait changé toute sa vie ? Combien de miroirs avait-il brisé en voyant ses cicatrices, ses yeux qui pâlissaient de plus en plus, ses crocs qui s'allongeaient dès que l'odeur du sang atteignait ses narines ? Daniel sentit sa respiration s'accélérer et ses poins se crisper, alors qu'il tournait la tête vers la porte. Il avait besoin de sortir, besoin de courir, de se jeter dans la Seine, de se rafraîchir maintenant. Il reposa sa main sur le comptoir et, dans un spasme, il fit tomber son verre, répandant la Guinness sur la platine du pub, mais il ne réagit pas, même en sentant le liquide froid tomber sur sa main, ou le verre éclater contre ses doigts.

DANIEL
Non... tu mens. Tu mens. TU MENS.

La dernière fois, il avait quasiment crié, levant le ton considérablement. Il se leva de son tabouret en vitesse, le sang coulant sur ses doigts entaillés par le verre mouillé de bière. C'était un putain de piège, quelqu'un avait découvert qu'il était un monstre et ils étaient là pour le capturer et le tuer, pour jeter son corps dans un canal et ainsi se déabarasser à jamais d'une erreur de la nature comme lui. Le lycan se rattrapa au comptoir et s'avança vers Kellen, rapprochant son corps chaud du sien. Son coeur battait la chamade et il pouvait entendre celui de la louve, le sentir, comme les papillons recommençaient à voler dans son estomac. Son visage était à quelques centimètres du sien, mais au contraire des hommes qui se rapprochent pour embrasser la jolie demoiselle, lui affichait plutôt un faciès haineux, son regard jetant des éclairs furieux. Il donna un grand coup de poing sur le bar, enfonçant les éclats de verre plus profondément dans sa main, alors qu'il sentait le souffle de Kellen sur son visage.
Habituellement, les animaux enragés, on les enferme. Lui, il était un loup libre. Et dangereux.
Il siffla ses mots au-travers de ses lèvres, rapprochant encore son visage jusqu'à ce que son nez touche presque celui de Kellen. Il tremblait de tout son corps, mais jamais il n'aurait levé la main sur elle. Jamais. Parce qu'autant il l'aurait frappée, autant, actuellement, il mourrait d'envie qu'elle lui dise tout. Que sa peau touche la sienne, pour voir si le contact était fort. Qu'elle lui explique. Que tout soit vrai, même si c'était effrayant.

DANIEL
Depuis quand ? Depuis quand est-ce que tu... tu me suis ? Et il y en a d'autres, dans le coup ? Vous etes combien, à attendre ? Qui... qui es-tu ?

L'homme avait presque craché ses derniers mots, se reculant un peu. Mal de coeur, mal de tête, son visage qui le brûlait et une douleur étrange à sa main. Un regard à sa main droite, ensanglantée ; merde.

Plus Kellen restait impassible, plus il se sentait idiot, d'ainsi laisser son caractère enflammé prendre le dessus. Mais il avait toujours été celui qui se laissait dominer par ses émotions, son coeur prendre le dessus sur sa raison en bien des situations. Sa réaction était tout bonnement stupide, mais logique : une certaine paranoïa dans l'idée de penser qu'on pouvait l'avoir mené en bateau. Et oui, il s'était crû le seul à avoir ce... non, pas ce don, cette malédiction selon lui. Il n'enleva pas ses yeux dans les siens quand elle y revint, parlant cette fois d'une voix dure et tranchante :

KELLEN
C'est la première fois que je te voie Daniel, et je ne connaissais rien de ton existence jusqu'à ce que tu franchisses la porte de ce pub. Je n'ai aucun intérêt à te mentir, et je ne vois même pas de quoi tu peux bien parle. Je n'ai aucune allégeance, aucun lien avec qui que ce soit, lycan, vampire, loup garou ou que sais-je encore. Tu es entré ici de ton plein gré, dois-je te le rappeler ?

Non, aucun besoin de lui rappeler cela. Sa main l'élançait clairement, actuellement, et plus il sentait le sang couler sur ses doigts, plus il se disait qu'il devait apprendre à se contrôler. Jamais Daniel n'avait contrôlé sa bête, jamais il n'avait su s'arranger pour que cette malédiction devienne un don, devienne une force, un atout. Combien de fois, en quatre ans, avait-il osé se transformer en loup ? Dix fois, moins, à peine plus ? Il avait toujours peur de cette force, de son reflet, de son regard, de ne plus jamais redevenir humain, que sa conscience se perde. Il était tout simplement incapable de rationaliser face à cette forme qu'il était capable de prendre selon son bon vouloir. Le lycan porta sa main à ses lèvres, léchant le sang qui coulait jusque sur son poignet, sentant les morceaux de verre plantés dans sa chair. Il allait devoir les enlever.

KELLEN
Les créatures qui hantent Paris et le monde sont réelles Daniel, tu en fais partie et moi aussi. Tu ne pensais pas être le seul sur terre avec cette mutation ? Nous sommes nombreux, mais d'autres sont dans le même cas que toi et sont perdus. Quant à toi... J'ai voulu ce soir t'apporter la vérité, même si pour l'instant tu ne peux la supporter. Et je n'ai aucune autre intention a ton égard relative à ta différence. Tu es un lycan Daniel, tout comme moi, et tous les deux sommes seuls. Arrête de te croire persécuté. Je suis là pour t'aider. Et je n'ai besoin que d'une parole pour te prouver que j'ai dit vrai. Une parole et tu pourra vérifier par toi même que je suis bien ce que j'affirme être.

Ses yeux se relevèrent. Non. Il avait peur. Tout simplement. Un signe négatif de la tête, sa main qui revient au niveau de sa taille et ses autres doigts, ceux de sa main gauche, qui commencent à patiemment enlever le verre planté dans sa main, sans même qu'une grimace de douleur se forme sur ses traits. De toute façon, ce truc allait cicatriser à une vitesse folle. Comme d'habitude. Son coeur battait encore à ses tempes, mais prendre conscience de sa blessure l'avait calmé.

DANIEL
Pourquoi ?

Il murmura cela sans y penser, perdu. Que dire d'autre ? Voulait-il vraiment voir... voir, tout simplement ? Qu'elle se transforme devant ses yeux attentifs, qu'elle lui prouve tout ? Daniel laissa tomber les morceaux de verre sur le plancher, puis fouilla dans ses poches pour trouver de la monnaie. Il sortit dix euros et les mit sur le comptoir, plus quelques pièces. Il ne savait même pas ce qu'il lui laissait. Mais sa tête tournait. Il avait besoin de partir. Respirer. Courir. Mourir. Tout. Il se recula, secouant la tête.

DANIEL
Je ne peux pas.

Juste cela. Et rapidement, en courant, il quitta le bar, laissant Kellen seule avec la bière renversée, l'argent mal compté et ses mots. Un jour, une nuit, il reviendrait la voir. Ils se reverraient. Et peut-être accepterait-il tout ce qu'elle venait de lui dire.