Lorsqu'elle m'avoua sa préférence et accepta mon invitation, j'acquiesçai en souriant.

" Parfait. Nous ferons d'une pierre deux coups."

C'aurait été mentir que de prétendre que j'aurais pu me lancer dans tournée des boîtes de Paris. Je ne sentais plus mes jambes ni mes pieds, et à l'idée de m'affaler dans mon sofa confortable, mon humeur remonta en flèche. Maintenant que la décision était prise, j'accélérai pour terminer ma cigarette et ainsi éviter de la faire attendre. Du coin de l'oeil, je remarquai ses mains qu'elle avait jointes comme pour les protéger du froid, mais cela ne semblait pas être son intention. Non, comme ça, on aurait dit une petite fille intimidée. Intimidée car invitée chez moi ? Peut-être... après tout, nous ne nous connaission ni d'Eve ni d'Adam, et il m'était moi-même rare d'inviter si cordialement des invités à priori inconnu. Je passai en revue brièvement mon appartement : propre et rangé. C'était déjà ça ... Ses paroles pleines de gentillesse confirmèrent mon impression d'être tombée sur une perle. Une perle que j'avais bien du mal à imaginer évoluant dans le monde de la nuit. Mais à chacun ses choix, et si elle était plus forte que ce qu'elle laissait apparaître ...

Je finis par jeter mon mégot et à la rejoindre de sous le porche, marchant à ses côtés tout en lui indiquant clairement et sans mot dire le chemin à suivre. Je demeurai silencieuse pendant le trajet, n'aimant jamais entendre mes mots résonner dans une ruelle déserte, question d'habitude. Même en passant dans des quartiers plus animés, je n'ouvris pas davantage la bouche, tout en n'ignorant pas Angeal délibèremment. Fréquemment, je lui souriais pour ne pas la mettre mal à l'aise. Enfin, nous débouchâmmes dans un coin de rue, face à l'immeuble dans lequel je vivais.

" On y est. "

Je nous fis entrer grâce à mon badge, et nous fit prendre l'ascenseur jusqu'au quatrième étage. Je m'effaçai une fois ma porte ouverte pour la laisser passer la première, puis refermai derrière nous, lui laissant apprécier l'agencement de mon cocon personnel. L'entrée faisait déboucher directement sur mon petit coin salon, puis un peu plus loin vers ma salle à manger, là où la vue de Paris m'emplissait d'un bonheur serein à chaque fois que la nuit tombée j'y posais mon regard. Sur la droite, mon coin cuisine. Passant devant ma bibliothéque, je lui indiquai que vers la gauche se situait ma chambre, ma salle de bain et une petite pièce qui faisait office de chambre d'ami.

" Bienvenue chez moi ! Mets-toi à ton aise... "

Je me débarrassai moi-même de mon blouson, et d'un pas léger, je gagnai la cuisine, me retournant vers elle.

" Envie de boire quelque chose ? Du thé ?Du chocolat ? Un jus de fruit, un cocktail ? "

J'avais tout. Aimant la diversité, je m'arrangeais toujours pour garder dans mes réserves un vaste panel de boissons ou nourriture. Non pas que je fus capricieuse ... mais plutôt exigeante. Ayant décidé pour ma part de me servir un chocolat chaud, je sortis une tasse d'un placard, écartant mes cheveux de mon visage pour la regarder de nouveau, curieuse :

" Au fait, je me pose une question : tu as un prénom magnifique, mais d'où vient-il ? C'est la première fois que je rencontre une personne de ce nom là ! "

Les noms m'avaient toujours fascinés. Je ne pouvais m'empêcher de juger quelqu'un à certaines occasions sur leur aponyme.

Elle suivit sagement son heureuse et nouvelle connaissance en répondant à ses sourires, de toute façon, Angeal était bien trop timide et mal à l'aise en relations humaines, alors ne pas parler durant la route l'arrangeait. Et ça évitait aussi de devoir trop débiter de choses sur elle, elle finirait certainement par faire un paradoxe ou une bêtise du genre à force. Sa couverture que diable....
Elle rentra timidement dans l'appartement, il était bien rangé, elle aimait bien la décoration nouvelle de ce siècle, c'était rafraichissant, ça lui changeait l'esprit. Elle fut bien vite attirée par la fenêtre qui donnait sur Paris. Ah Paris qui fourmille la nuit, sous les lumières dansantes, c'est une autre ville qui s'éveille. Ça lui fait oublier qu'elle ne peut plus vivre au soleil, toute cette agitation et ces lumières rendent la nuit presque plus claire que le jour.

"Euh....un chocolat! Le froid ça donne envie de boire un chocolat..."

Elle prit place sur un canapé, assise correctement, si gracieusement que l'image d'une danseuse de bouiboui semblait de plus en plus improbable. Comme une photo retouchée un peu, où on se dit "Ce n'est pas elle...".
Elle fut vaguement prise dans une rêverie soudaine, cette soirée et les jours précédents, tout c'était enchainé si vite... C'était comme si le destin commençait à se dénouer doucement sur quelque chose de plus..... lumineux. Oui, choix de mot étrange pour un être de nuit, mais il faut, je pense, rappeler qu'Angeal, bien qu'oiseau de nuit, est aussi flamboyante et indomptable que le phœnix.
Elle leva les yeux sur la femme plus féline qu'humaine. Ça devait être ça qui lui plaisait chez elle. Un chat, doux, gracieux, discret.... capricieux et fier avec des griffes acérées.

"Mon nom.....Ah..."

Elle sourit.

"Angeal, ce n'est pas...mon vrai nom. Je l'ai pris comme surnom à mon arrivé dans le monde nocturne de Paris. C'est une déformation de mon vrai prénom, une sorte de recommencement. Cela ne veut pas non plus dire que j'ai renié mes vrais prénoms... Seulement ils font parti d'un passé que je laisse derrière moi sans pour autant l'oublier."

Elle s'installa plus profondément dans le canapé et posa son regard sur le plafond baigné par les jeux d'ombres du soir. Un sourire aux lèvres avec un air nostalgique vint peindre le doux visage d'Angeal.

"Angeal Angélic Angélina De Larche."

Elle lâcha un soupir qui aurait fendu le cœur d'une pierre, non pas qu'il était spécialement triste, c'était certainement à cause du fatalisme inspiré par les créatures de son espèce.

"Mais vous..... Ellana. Je trouve votre prénom inspiré entre France et Irlande... J'aime cette simplicité mélangée à un grain de gaélique..."

Elle se redressa vers elle.

" Mais dites moi....pourquoi une vie de panthère solitaire plutôt que de chat de maison?"

Je laissai la jeune fille s'imprégner avec les lieux, évitant de la brusquer. Si je me montrais aussi volatile, c'était pour combler le silence autant que par politesse, et surtout afin de ne pas la mettre mal à l'aise. On aurait dit un bijou fragile qu'il ne fallait pas briser. Et dire qu'elle voulait bosser au Rouge Rubis ... je retins une grimace. Rangeant mon trouble de côté, je sortis deux tasses que je remplis de lait avant de les fourrer au micro-ondes. Souriante, je tournai mon visage vers elle :

" Choix judicieux ... si tu es aussi gourmande que moi, mon frigo n'a qu'à bien se tenir ! "

Une fois le lait assez chaud, il ne me restait plus qu'à le garnir de chocolat en poudre et à ajouter des cuillères, ce que je fis en un tour de main. Je les apportai vers la table de basse lorsqu'Angeal s'installa à mon plus grand plaisir d'elle-même dans mon canapé. J'admirai son corps, plus délicat que le cou d'un cygne, et je me demandais comment elle n'avait pu se faire un nom dans des milieux de la danse plus prestigieux. Tout son corps clamait en elle une danseuse émérite qui n'avait rien à voir avec un ou deux coups de bassin donnés ça et là. Je lui tendis l'un des récipients tandis que je conservai le mien avant de me lover à mon tour près d'elle, repliant mes jambes sous mes cuisses, confortablement blottie contre les coussins moelleux. J'attendais sa réponse quant à son prénom, et n'eus pas à patienter longtemps. Un pseudonyme ... habile, surtout lorsqu'on désirait passer particulièrement inaperçue par moment. Je ne m'étais jamais souciée de ce détail, et j'aimais par ailleurs bien trop mon prénom pour me résoudre à en adopter un autre, même pendant un temps bref. Son explication fut sincère et maladroite, attendrissante.
Je ne l'interrompis pas, la laissant terminer. Elle adoptait l'air songeur de celui qui discerne un passé assez lointain pour le regretter et assez présent pour en ressentir encore les stigmates. Ces trois prénoms mis bout à bout me surprirent, d'autant plus suite à son nom de famille. Noblesse ? Distraite de ma réflexion, je lui souris à nouveau.

" Tout d'abord, tu peux me tutoyer. J'ai l'âge d'être ta soeur ... pas ta grand-mère. "

Je lui fis un clin d'oeil amical, avant d'estimer que mes paumes s'étaient assez réchauffées et que je pouvais commencer à siroter tranquillement mon chocolat.

" Pour te répondre ... j'ignore l'origine exacte de mon prénom. Ma mère ne l'a jamais su, ou si elle le savait, ne me l'a jamais révélé. Quoi qu'il en soit, ce serait surprenant et étrange. "

Je lâchai un bref rire :

" Je suis à moitié indienne. "

Lèchant mes lèvres, je rajoutai :

" Mais cela ne me dérangerait pas d'être qualifiée de citoyenne du monde ! "

Quant à la question suivante... elle me prit de court agréablement, et mon rire se fit plus franc, plus éclatant :

" Quelle image ! Hum... je crois que les deux associés me conviennent bien. D'un côté, j'aime mon confort comme tu peux le voir, et je peux être aussi paresseuse et langoureuse qu'un chat, je dois le reconnaître. Cependant ... "

Mes yeux pétillèrent rien qu'à l'idée de la vie aventureuse que je menais de temps à autre :

" J'ai choisi un train de vie un peu plus exaltant ... mais plus fier que celui d'un chat de gouttière. La panthère peut y correspondre, effectivement. "

Buvant une nouvelle gorgée, je soupirai d'un air faussement désabusé :

" Mon orgueil me tuera, je ne sais combien de fois ma mère me l'a rabâché ! "

Laissant peu à peu le silence revenir, je baissai d'un ton lorsque je lui demandai à mon tour :

" Tu es seule à Paris ? Tu ne connais donc personne qui pourrait te guider en cas de problème ? "