Fin de service. Again. Cela faisait à présent une semaine que j'avais rencontré Angeal. Une semaine de routine, et me voilà avec mon traditionnel verre comme à chaque fois que je terminais mon boulot. Je n'aimais pas la rupture trop brutale entre mon monde de la nuit et ma vie de parisienne trop banale. Alors je buvais doucement, prenant mon temps, repoussant sans méchanceté les avances qu'il m'arrivait de recevoir. Pas envie ce soir, ou alors les tarifs n'étaient pas assez intéressants. Alors que jusqu'à présent j'avais rivé mon attention sur le show endiablé qui avait lieu sur scène et qui me tirait des sourires agréables, je pris enfin en compte un facteur d'importance : à côté de qui m'étais-je assis. Un homme. Bien habillé, le visage à la fois fermé et sympathique. Mais ce dernier point ne me paraissait pas entièrement franc. Par ailleurs, cette mine ne m'était pas totalement inconnue, sans que je ne parvienne à y mettre un nom. J'adorais tenter de juger les gens sur leur mine, mais ça vous le savez déjà. Pendant un bon moment, j'alternais les petites gorgées et les coups d'oeil relativement discrets que je lui jetai pour le regarder à la dérobée. Ce gars-là faisait froid dans le dos, mais j'ignorais pourquoi. Trop de prestance pour un endroit comme celui-là ? Peut-être que ce regard de propriétaire me déplaisait-il également. Je soupirai intérieurement en songeant à ce que m'aurait jeté ma mère au visage : je passais mon temps à émettre des jugements probablement faux sur tout le monde, suivant mon caractère parfois trop fougueux et colérique. Ainsi que délibéremment curieux. J'avais conscience de le fixer avec un peu trop d'insistance, mais n'avais pu m'empêcher d'être attirée par son verre. Ou plutôt par ses lèvres, un peu rougies. Bizarre. Mais pourquoi pas... certains aimaient les cocktails les plus atypiques.

J'allais détourner mon regard, quand je m'aperçus que lui aussi m'examinait avec attention. Surtout là où il ne faut pas. Un amateur de bonne chair, lui aussi ? Sauf que, contrairement aux saoûlards que j'avais repoussé jusque-là, il semblait un peu plus distingué et capable de payer davantage. Sans pour autant aller jusqu'à mettre ces idées en pratique, je finis par me résoudre à adresser la parole à cet inconnu. Avec moins de facilité et d'évidente chaleur qu'Angeal la semaine précédente, mais avec la même propension à me lier avec qui j'en avais envie.

" On se connaît ? "

Je terminai mon verre en posant mes yeux sombres sur mon interlocuteur. Malgré son caractère masculin et ses yeux fouilleurs, je ne me sentais absolument pas gênée dans mon jean et mon débardeur brun, ce genre de tenue que j'enfilais toujours après un show par commodité.

" Non, parce que si vous voulez, on peut passer la soirée à se jeter des regards de travers ou ... se finir par se présenter."

C'était tout moi, ça. Pas de voix suave, ni forcément de tenue aguichante. Juste ma voix franche aux couleurs chaudes, mes yeux pétillants et mon sourire, toujours là prêt à débouler au coin de mes lèvres retroussées.

" Qu'est-ce qu'un homme si bien habillé comme vous vient chercher ici ? A part des verres douteux ? "

Je désignai du menton son verre dont la couleur ne me permettait pas de juger de son contenu. Je m'intéressais bien davantage à sa façon de me répondre, à la voix dont il se servirait ... j'aimais cette profusion de petits détails que j'emmagasinais toujours en moi. Et puis, s'il m'envoyait promener, j'en serais toujours quitte pour rentrer chez moi malgré tout.

J'avais affaire à un observateur hors pair, de toute évidence. Sans mot dire, je le laissai me fouiller du regard, me jauger avec une expression étrange mais que j'acceptai sans souci aucun. Je crus voir dans ses yeux un brin de surprise, mais ce devait être l'effet de la lumière, ici. Je n'avais pas grand-chose de surprenant, ici. Quoi qu'il en soit, je dus lui faire une bonne impression, puisque mon interlocuteur se rapprocha de moi, annihilant toute distance entre nous. Quant à son verre curieux, il le descendit d'un trait, et je pus apercevoir les mêmes traces rougeâtres sur ses lèvres qui avaient attiré mon attention. Séducteur ? Il y ressemblait également. Sans broncher, je regardai le manège de sa langue. Ce type avait l'air de se délecter réellement de ce qu'il buvait. La pose qu'il enchaîna devant moi me rendit perplexe, bien que j'évite de me montrer transparente quant à ce qui me passait par l'esprit. Il avait quelque chose d'inquiétant et de fascinant à la fois. Ce sourire était comme ... trop parfait pour être réel. Il me rappelait un peu ceux que l'on trouvait partout, de nos jours, dans les magazines de mode ou autre, ceux des mannequins. Je le laissai me payer un deuxième verre. A mon tour, je m'installai dans ma position favorite lorsque je me trouvais en la présence d'une entité plus intéressante que la moyenne. Coude contre le bar, ma main retournée de sorte que son dos pèse à peine contre mes lèvres entrouverte. J'attendais.
Je ne fus pas déçue. Jamais encore un parfait inconnu n'avait brossé un tableau aussi flatteur en aussi peu de temps, et surtout à voix haute. Sans m'en vanter, je savais que j'étais intellectuellement plus sûre que mes autres comparses, et pas seulement grâce à mon âge. Beaucoup de ces filles-là étaient paumées, se complaisaient dans une simplicité sexuelle qui, immanquablement, tendait à faire chuter certaines autres facultés ... Alan Linard ... ce nom ne me disait bien évidemment rien. Néanmoins, je répondis :

" Ellana. L'impression de vous connaître étant partagée, je pencherais pour un habitué des lieux, selon toute logique. "

Je bus une gorgée de mon nouveau verre avant de terminer :

" Pour ma part, je danse ici. "

Ce faisant, je montrai d'un signe de tête la scène qui avait accueilli mes pas il devait y avoir maintenant une demi-heure. Quelque chose de totalement contradictoire se dégageait de cet homme. Ce côté professionnel, sérieux ( on aurait pu croire à un tueur à gages ) et ce sourire de mannequin, presque faux. Cette attitude d'adulte et ces lèvres qui s'étiraient d'une façon très juvénile. Une désinvolture qui ne collait pas avec ce regard qu'il plongeait dans le mien et que je soutins sans faillir.
En revanche, je ne pus manquer de réagir lorsqu'il m'affirma les yeux dans les yeux que ce qu'il buvait n'était autre que du sang. J'haussai mes sourcils, me demandant si c'était sa manière de faire de l'humour.

" Vous me prenez pour l'une de ces pimbêches qui rigolent à ce genre de trucs ? "

Pas de méchanceté dans ma voix, un brin amusée, mais tout de même surprise de cette façon de faire. Je secouai la tête et tendit la main vers ce fameux verre :

" Vous permettez ? "

Je le saisis avec fermeté mais délicatesse et le levait à hauteur de mes narines. Une curieuse odeur, métallique et familière y parvint aussitôt. Une odeur de ... sang ? Je jetai un oeil sur ce qu'il restait du contenu du verre et y trouvai une ressemblance curieuse à l'hémoglobine. Un cocktail morbide. Esquissant une mine légèrement dégoûtée, je le lui rendis.

" Hum, chacun ses goûts ... "

Il faudrait tout de même que je songe à demander au barman un de ces jours la composition de ce breuvage que je n'avais encore jamais vu. Je me tournai à nouveau vers lui :

" Et à part boire du ... " sang " dans un bar comme celui-là et discuter avec une strip-teaseuse qui a fini son service, vous avez d'autres passions dans le genre ? "

Je souris presque affectueusement, décidée à ne pas pousser trop loin dans la compréhension de ce gars un peu atypique. Bah, c'était toujours eux les plus marrants, de toute manière ...