Une semaine et demi depuis la rencontre. Depuis l'évènement. Dans sa vie, il y avait eu « l'accident », « l'incident » et « l'évènement». Quand la bête l'avait attaqué à la guerre, la visite du grand blafard et les révélations de Kellen. Jamais il n'aurait osé dire l'attaque, la découverte et la révélation. Jamais. Daniel détourna le regard de la fenêtre, le fixant sur son comptoir vide. Depuis cette soirée au bar, il était constamment distrait, absent, présent physiquement et c'est tout. Même le jeune avait remarqué à quel point il n'était pas là. Il ne pouvait cesser de penser à... à cela. Lentement, il leva la main à son visage et balada les doigts sur ses cicatrices, les tâtant avec prudence, jusqu'à sentir les contours avec précision, le début, la main, leurs légères déviations, les boursouflures et le piquant de sa barbe mal faite. Est-ce que tout aurait un lien avec cela ? Avec autre chose ? Il ne savait pas. Il avait juste envie de savoir.

Le lycanthrope mit son carnet de commandes sur le comptoir et alla jusqu'à l'arrière-boutique, ou le jeune faisait du classement. Il s'appuya contre le cadre de la porte et le jeune leva la tête de l'arme qu'il était en train de nettoyer en respectant scrupuleusement le protocole qu'il lui avait enseigné avec amour. Un commentaire atone.

DANIEL
Je pars pour une heure ou deux. Je te laisse la boutique. Elle est mieux d'être encore debout quand je reviendrai.

JEUNE
Pas de problème.

Valait mieux ne pas s'objecter, de toute façon. Il allait pouvoir écouter la musique qu'il voulait pendant une heure ou deux, appeler sa copine en cachette, manger des sandwichs en lisant des magazines et démonter des armes les yeux fermés, histoire de voir s'il pouvait battre son record. Daniel prit son manteau léger sur la patère, bien qu'il ne faisait pas bien froid dehors, et y entra son grand corps, avant de quitter la boutique d'un pas lourd. Aller marcher lui aérerait l'esprit. Deux pas et il revint en boutique, lança son manteau sur la patère et se changea de souliers, ainsi que de pantalons, pour mettre des bermudas et de bonnes espadrilles.

Course.

Le lycan s'élança dans le quartier latin d'un pas vif et énergique, transformant sa course à pied en une course de vitesse assez hallucinante. Il n'avait pas conscience de sa vitesse de croisière, mais pour un humain normal, il ressemblait à un homme pressé pour un rendez-vous, ou juste à un sportif qui cherche à en mettre plein la vue. Et pourtant ! Une goutte de sueur perla sur sa tempe, descendant dans son cou, et à l'instant où il tourna le coin d'une rue, une odeur qu'il connaissait le fit s'arrêter. Cette odeur... Le loup tourna d'un côté et de l'autre, sur la pointe des pieds comme un homme nerveux, à la recherche de la personne dont émanait cette odeur si... oh, délicieuse ? Envoûtante ? Attirante ? Un peu de tout. Papillons.

DANIEL
Kellen.

Juste son nom dit à voix très basse, alors qu'il se rapprochait du mur de pierres d'un immeuble, d'une ruelle malheureusement vide. Elle était proche, ou elle venait de passer ici. Peut-être n'était-elle pas loin. Prudemment, Daniel marcha, laissant son coeur reprendre un rythme normal. Avec un peu de chance...

KELLEN
C’est moi que tu cherches ?

Il leva la tête en entendant la voix de la jeune femme, la voyant sur un escalier de secours en fer, un drôle de faux sourire sur son visage. Il n’osa même pas sourire, sentant son cœur s’accélérer, puis ralentir. Ce n’était donc pas que ses sens qui lui jouaient des tours, elle était véritablement là, vivante, réelle. Il s’engagea un peu dans la ruelle, le menton toujours relevé. La rejoindre ? Attendre qu’elle descende ? Les deux options lui paraissaient farfelues et soumises. Mais en même temps, n’était-elle pas en position de force, dans ce qu’il pouvait qualifier de leur relation ? C’était elle qui avait le gros bout du bâton, après tout, et même s’il avait de la difficulté à l’admettre, il lui en était presque reconnaissant. Il se décida finalement à la rejoindre et il gravit rapidement l’escalier de secours, quatre à quatre, ses longues jambes lui permettant d’arriver jusqu’en haut en peu de temps et sans trop de bruit, malgré l’aspect vieillot de l’escalier.
Mais une fois devant elle, il mesura son erreur. Il était trop proche d’elle. Son odeur lui montait à la tête, lui rappelant leur première soirée un peu ratée, mais aussi ses yeux tranquilles et vides et son sourire, léger, à peine esquissé, mais présent. Daniel garda donc une certaine distance avec elle, quelques pas, et s’appuya sur la rambarde de l’escalier, sans y mettre tout son poids. Une chute de cette hauteur, sur les pavés de Paris, et plus de Dan. Le lycan déglutit, cherchant son regard pour finalement l’attraper au vol, y fixant lui-même ses iris livides, délavés et perdus. Lentement, il articula sa pensée à voix très basse, comme s’il voulait être certain que personne d’autre n’allait entendre ses mots :

DANIEL
Je… j’espérais te revoir.

Et pas seulement pour tes beaux yeux. Ou pas seulement pour des éclaircissements. Ses yeux se baissèrent un peu, effleurant les lèvres de Kellen, avant de bifurquer vers la rue, où passaient des citoyens de la ville. Cette soirée allait encore être très différente de ce qu’il pensait au premier abord. Plus forte en émotions, déjà, il en était assuré. Daniel mordilla sa lèvre inférieure, pensif, avant de faire revenir son regard sur la jeune femme. Il détestait devoir passer par-dessus son orgueil, surtout que son orgueil était du genre coriace. Alors, devant une femme qui avait raison, je ne vous parle pas de l’effort olympien qu’il avait l’impression de faire… mais il allait le faire. Pour lui. Pour peut-être comprendre et mieux vivre. Ou juste pour comprendre, ça allait déjà être bien.

DANIEL
J’ai pensé. À ce que tu m’as dit… enfin… l’autre soir. Et je… je…

Je veux la suite. Tout savoir. Mais les mots ne passèrent pas ses lèvres, tout comme ses excuses pour être parti comme un voleur après avoir cassé on verre, inondé le comptoir de bière et de sang et en hurlant comme un malade. Fallait pas trop lui en demander.

Kellen vit le regard de Daniel s'élever jusqu'à rencontrer le sien, et la regarder sans la voir réellement, comme si il tombait des nues de la voir là, et de rester sans savoir comment réagir. Toutefois, il s'engagea dans la ruelle sans baisser les yeux. Kellen ne le quitta pas du regard une seule seconde, l'observant de son perchoir. Elle avait toujours aimé observer les gens, le monde qui l'entourait. Elle ne s'en mêlait que rarement, et avait bien trop souvent l'impression de ne pas faire partie de ce monde. Mais plus elle regardait Daniel, plus elle se disait qu'elle ne pourrait toujours rester ainsi, spectatrice de sa propre vie dans laquelle elle ne faisait que figure de second rôle.
Elle vit Daniel hésiter avant de la rejoindre. Pensait-il qu'elle serait descendue pour lui ? Non, il était venu la chercher, et c'était elle qui était en position de force. De toute façon, il n'aurait pu en être autrement. Kellen était alpha, chaque fibre de son corps le clamait. Elle ne pourrait jamais être une leader, certes, mais elle ne rentrerait jamais dans le rang. D'ailleurs, toute la subtilité de la situation a venir était là. Ce que Daniel viendrait chercher, elle ne pourrait lui offrir. Elle pouvait lui offrir des réponses, un soutien mais tout cela ne serait que temporaire. Elle n'aurait aucun scrupule à partir du jour au lendemain sans un mot, et ça, il devrait le savoir. Elle n'avait en aucune façon l'intention de créer un clan, une meute ou de s'encombrer de qui que ce soit.
Mais Kellen ne savait pas encore à quel point elle se trompait. Les gens changent, simplement, elle ne voyait pas encore dans quelles proportions elle le pourrait...

Elle le laissa grimper jusqu'à elle et l'observa sans un mot, accoudé à la rambarde. Elle s'y hissa, s'asseyant au bord du gouffre sans la moindre trace d'appréhension ou de peur au fond de ses yeux. Il chercha son regard et le capta. Le sourire de Kellen disparut, laissant place à son mutisme et à son masque de froideur et de retrait habituel. Elle fixait seulement le regard de Daniel avec attention, seul marque de l'intérêt qu'elle lui portait.

- Je… j’espérais te revoir.

Kellen esquissa un sourire en coin lorsqu'elle sentit son regard effleurer ses lèvres avant de s'en détourner. Mais elle n'esquissa aucun geste, aucune parole. Ils tournaient l'un autour de l'autre sans se dévoiler, et pourtant, Kellen savait très bien que si elle n'abaisserait pas sa garde la première, elle savait où elle voulait finir la nuit. Il ne se doutait certainement pas que la jeune femme espérait elle aussi le revoir depuis cette nuit où il avait quitté le pub en trombe. Elle sentait qu'il était en train de faire un effort incommensurable.

- J’ai pensé. À ce que tu m’as dit… enfin… l’autre soir. Et je… je…

Kellen retint un soupir. Ces hommes, entre leur incapacité à s'excuser et à accepter que quelqu'un puisse être plus fort, plus malin ou plus informé qu'eux... C'est qu'ils ne savent jamais quoi dire, comment le dire. L'autre soir ? Pour l'autre soir, il aurait fallu qu'il s'excuse d'avoir été si rude, d'être parti ainsi. Mais ce dont il voulait parler, ce qu'il n'arrivait pas à dire, c'était qu'il la croyait certainement. Accepter l'évidence, c'était là le premier pas qu'il avait du accomplir. Tout cela était-ce si dur ?

- Et tu me crois maintenant, n'es-ce pas ?

Son ton était des plus neutres, mais elle le fixait, et plus son regard errait sur sa peau, se plongeait dans son regard, plus elle sentait le sien s'adoucir. Elle n'arriverait pas à prendre cette distance qu'elle aimait instaurer entre les autres et elle. Peut-être parce qu'ils étaient semblables, peut-être était-ce de la pitié, ou au contraire, la curiosité de savoir ce qui allait se passer, ce qu'il allait devenir. Qu'allait-il lui demander, que voulait-il d'elle ?
Mais Kellen se radoucit. Qui était-elle pour oser penser à rabrouer son semblable ? Elle n'avait pas l'intention de lui tenir la main toute sa vie, mais elle réalisait qu'à sa place, elle aurait aimé que quelqu'un l'aide, ou tout au moins, lui explique qui et ce qu'il était. Une bonne action ? Cela faisait bien longtemps que Kellen n'en avait accompli. Et il était peut-être temps de changer cela. Non, elle ne pouvait pas le laisser ainsi dans cette quasi-ignorance. Et lorsqu'il saurait ce qu'il est, il n'aurait plus besoin d'elle, et chacun reprendrait sa route, chacun resterait indépendant. Elle s'adressa alors à lui d'une voix plus douce, plus amicale.

- Pourquoi es-tu venu à ma rencontre Daniel ?

KELLEN
Et tu me crois maintenant, n’est-ce pas ?

Bien qu’elle avait pris un ton neutre, il pouvait sentir qu’elle ne lui en voulait pas réellement d’être parti comme un beau diable. Mais c’était surtout difficile d’admettre, fort de son entêtement et de son orgueil inébranlable, d’avouer sa faiblesse, d’admettre cette position dans laquelle il se trouvait. Le lycan eut un très bref signe de la tête, presqu’invisible, alors qu’il levait lentement le menton, capturant à nouveau le regard de Kellen. Plus doux, presqu’amical, comme si elle comprenait ce qu’il pouvait bien vivre. Et si elle l’avait vécu, elle, il devait y avoir quelqu’un qui l’avait guidée, qui lui avait dit ce qu’elle était, qui l’avait éclaircie sur cette nature si étrange.

DANIEL
Ai-je vraiment le choix ?

KELLEN
Pourquoi es-tu venu à ma rencontre Daniel ?

Il avait murmuré sa réponse en même temps qu’elle lui posait sa deuxième question, ses mots se perdant dans la voix tranquille de la louve. Sa réponse à lui n’en était pas vraiment une, une simple formulation de sa situation, mais sa question à elle était bien réelle et lui-même ne pouvait s’empêcher de se la poser. Oui, pourquoi, hein ? Pourquoi l’avait-il cherché quand il avait sentit son odeur, pourquoi avait-il pensé retourner au Pub pendant cette semaine ? Un pas vers l’arrière, comme pour se protéger de cette question incisive qui allait chercher dans ses retranchements. Pourtant, pour avoir des réponses concrètes, il allait devoir fouiller dans les limites de sa personne et aller plus loin que son mutisme légendaire. La distance mise entre eux ne servait, actuellement qu’à lui permettre de réfléchir ; il avait l’impression d’être plus proche de Kellen que de n’importe quelle personne depuis très longtemps. Seul Laurent, son ami de guerre, sauveur de vie et camarade de tous les jours, pouvait prétendre à ce titre, et encore, ce n’était pas au même niveau.
Et puis, il n’avait jamais eu d’attirance sexuelle précise envers Laurent.
Le lycan fronça un peu ses sourcils clairs, avant d’articuler clairement, avec un sérieux mortifiant et sur un ton d’une neutralité effarante :

DANIEL
Je veux… comprendre. Juste… comprendre. Ça fait quatre ans que je… que c’est comme ça. Et tu es la première personne qui m’en parle. Qui s’est aperçu de quelque chose. Qui… merde, quatre ans et c’est maintenant qu’on me dit que je ne suis pas le seul à être comme ça ! Que je ne suis peut-être pas un…

Un monstre. Mais ça, il ne le dit pas, il le laissa en non-dit. Il n’osait dire le mot, juste le penser lui faisait peur, mais c’était ce qu’il pensait depuis quatre ans. Daniel se rapprocha de la jeune femme, écourtant un peu la distance entre leurs corps, elle assise sur la rambarde, presque dans le vide, lui toujours plus près d’elle, les pieds bien plantés au sol, prêt. Ou pas. Il se rapprocha jusqu’à effleurer ses genoux de son corps chaud, son cœur ayant recommencé à battre très rapidement, l’idée de révélations l’emportant. Il pouvait sentir sa propre chaleur se dégager de son corps –et il ne parlait même pas de celle de Kellen, une chaleur différente, attirante. Sérieusement, c’était dommage que leur première soirée se soit terminée en queue de poisson… bien qu’il ne soit pas trop tard.
Ce n’était tout simplement pas le temps. Non ?

Drôle comme elle semblait à la fois distante et intéressée, comme son corps et sa tête étaient totalement séparés. Près d'elle, il sentait sa chaleur et voyait ses yeux s'adoucir, mais son corps se raidissait, comme si elle se retenait. Comme si elle essayait de mettre une barrière, ne serait-ce que mentale.

KELLEN
Que tu n'es pas quoi ? Un monstre ? Tu pense que tu es un monstre Daniel ? Mais regarde autour de toi... Pourquoi serais-tu plus monstrueux qu'un être humain ? Nous sommes seulement différent. Tu es différent. Tu es unique. Et ça, c'est ça qui doit faire ta force, pas ta faiblesse. Tu te pense maudis ? Tu ne l'es que si tu y crois. regarde toi dans le miroir et cesse de voir la bête en toi.

Évidemment, cesse de voir la bête en toi, le monstre... Le monstre, oui, puisqu'elle avait dit le mot qui n'avait pu franchir ses lèvres, peut-être par une étrange pudeur face à son propre cas. Il effleura accidentellement son genou de sa main quand il la leva pour la passer dans ses cheveux ; Kellen se raidit un peu plus, comme si ce contact était interdit, dangereux même, et se leva brusquement. Le contact de la main de la jeune femme sur son épaule lui fit manquer un ou deux battements de son coeur, comme s'il ne revenait pas de cette chaleur qui passait à travers ses vêtements, et ce qu'elle lui murmura lui sembla si simple qu'il osa même se demander pourquoi il n'y avait pas pensé avant. Ah oui, il pensait qu'il était un monstre que le monde entier cherchait à abattre dans un complot machiavélique.
Dompter son instinct. Discipliner son esprit. Transformer. Ne pas craindre la bête en lui. La dominer.
La lycane le lâcha subitement et... se lança dans le vide.

DANIEL
KELLEN !

Quand elle tomba au sol sans bruit, parfaitement agile, adroite, il se sentit quand même remarquablement stupide.

Peut-être pourrait-il faire cela, un jour. Sauter comme ça de n'importe où et atterir avec douceur, comme s'il avait fait un tout petit saut en hauteur. Atteindre des pointes de vitesse hallucinante. Ou... enfin, il ne savait quoi. Un signe de tête quand elle lui demanda de le suivre, presque docile, et il descendit les marches de l'escalier de fer rapidement. Sauter ? Tout de suite ? Il n'était pas fou non plus, il risquait de paniquer dans le vide et de se briser le cou sur les dallages de cette ville étrange.

DANIEL
Je connais un endroit assez tranquille. Pour discuter. Ou peu importe. Tranquille. Mais... c'est toi qui voit.

Il détestait savoir qu'il n'était pas le maître de la situation.
Ses yeux bleus passèrent rapidement sur la rue, sur laquelle de moins en moins de passants étaient visibles. La nuit tombait peu à peu et tout le monde rentrait retrouver femme, enfant et logis chaud. Lui, plus tard, il allait retrouver une chambre froide, nue et un lit vide. Ou pas ? Voyons, ne pas penser à ça. Et cesser de toujours faire le chemin entre ses yeux et ses lèvres à chaque fois qu'il la regardait, c'était le comble de la non subtilité et le meilleur moyen pour ne jamais avoir de réponse positive à de futures possibles envisageables hypothétiques avances. Ça ne faisait que lui donner encore plus envie de regarder ses lèvres, en plus, c'était idiiot. Et ils étaient quand même proches, physiquement parlant. Un geste et il pourrait... enfin... il préféra mettre les mains dans les poches de son short, attendant un... ordre ? Non, une indication, voilà tout. Et aussi une explication sur le « Comment ça se fait que ça se soit révélé à ma mi-vingtaine et non pas au début de ma vie, cette merde poilue ? », tant qu'à y être.

Merde. Elle avait accepté. Pnedant un instant, le lycan se retrouva démuni. Il avait tout de même un peu espéré qu'elle préfère parler ici, en plein milieu de la ruelle, ou même qu'elle le traîne elle-même ailleurs. Mais non, il avait eu l'excellente idée de lui demander si elle préférait un endroit tranquille... Bravo. Mais il faut dire qu'il avait grandi à Paris. Il connaissait cette ville comme le fond de sa poche et il savait parfaitement quels endroits étaient susceptibles d'être passants et lesquels étaient tranquilles, silencieux, offrant une intimité hors du commun. En silence, il acquiesca et revint alors sur ses pas, Kellen le suivant, comme s,il revenait à la boutique. Il l'aurait volontiers emmené chez lui, dans son minuscule appartement crasseux qui ne méritait même pas le titre d'appartement, mais pour accéder à sa modeste demeure, il fallait passer par la boutique. Et Daniel n'avait pas envie que le jeune le voit ramener une jeune femme chez lui. Ce serait de mauvais goût.
Mais le magasin d'antiquités juste à côté était l'endroit parfait.
Il était fermé depuis plusieurs années et ne faisait que prendre la poussière de plus en plus, ses meubles anciens recouverts de draps fantômatiques comme seuls habitants. Accessible par une porte de derrière rouillée, des gosses s'y retrouvaient pour fumer des joints, des couples pour s'embrasser en secret et des amis pour partager de vieux souvenirs. Lui y allait pour se sauver un peu de sa boutique, même si ce n'était qu'à côté.

Le chemin se faisait en silence, la présence de la jeune femme irritant chaque minute un peu plus ses nerfs. Pas dans un sens négatif : sa présence l'hérissait simplement. Il avait finit par sortir les mains de ses poches, son pas énergique demandant à ce qu'il balance même un peu les bras. L'armée vous marque pour toute une vie.

Le Déserteur. Le néon orangé l'attira et il jeta un coup d'oeil à sa montre. Le jeune allait bientôt fermer boutique et partir en se disant qu'il allait revenir un beau jour. Pas de problèmes. Il n'avait pas dit à Kellen qu'il travaillait là, donc ça pouvait passer inaperçu. Peu importe. Un petit regard derrière lui pour s'assurer que Kellen était toujours là ; oui. Un ruelle longeait le magasin d'antiquités et il y entra prudemment, avant de défoncer d'un solide coup d'épaule la porte de fer rouillée pour passer à l'arrière-boutique. La pratique : on lève un peu la porte, on tourne juste assez la poignée, un bon coup au bon endroit et ça coulisse comme dans du beurre. Daniel laissa entrer la lycane la première, son parfum hérissant ses cheveux sur sa nuque, puis il referma la porte. Il faisait noir comme dans un four, mais il ne se posa même pas la question de l'éclairage.
Ils étaient des lycans, oui ou merde ?
Un petit signe vers l'escalier un peu bancal qui se présentait à eux.

DANIEL
On devrait être tranquilles. L'étage est plus sûr. Si quelqu'un entre, on va l'entendre facilement.

Sinon, j'ai actuellement l'envie folle de t'embrasser. Il ne dit rien et la laissa monter la première, toujours galant. À l'étage, au plancher qui craquait sous leurs pas, de vieux fauteuils recouverts de draps, un grammophone terni par les ans et une fenêtre sale donnant sur la rue. L'ambiance parfaite, donc. L'homme retira le drap d'un fauteuil avant de s'y asseoir, de façon à garder un oeil sur la fenêtre et sur l'escalier. Prudence, toujours. Ses yeux clairs posés sur Kellen, puis il regarda à sa gauche la place libre à côté de lui. Oui, il espérait tout de même un peu qu'elle vienne s'asseoir à ses côtés. Mais juste un peu. Un commentaire très bas.

DANIEL
J'ai toute la nuit.

Semblait-il étonné et pris au dépourvu qu’elle accepte ainsi sa proposition ? Peut-être, mais cela ne l’empêcha pas d’acquiescer et de revenir vers là d’où il était venu. Mais cette fois, Kellen sur ses talons. Silencieuse comme une ombre dans les rues de cette capitale de lumière qui peu à peu se teintait d’obscurité. Bientôt viendrait l’heure. Leur heure. Celle que Kellen avait toujours assimilée aux lycans, lorsqu’il devient impossible de trancher entre jour et nuit. Lorsque l’horizon par se brouille en s’éloignant du soleil ensanglanté. Ce n’était plus l’heure des hommes, et pas encore celle des créatures de la nuit. Ni l’heure des hommes ni celle des vampires. L’attention de Kellen s’était quelque peu détournée de son éclaireur, mais elle se reprit rapidement. Même la tête dans les nuages, elle saurait retrouver son chemin une seconde fois, et repérer les rues. Mais ce n’était pas à cela qu’elle voulait consacrer son attention, mais à Daniel en particulier. Son pas était devenu plus raide, sa démarche quasi militaire. Avait-il fait l’armée ? Pas seulement un service militaire obligatoire, il parlait trop bien le français, et Kellen avait appris qu’il n’était plus désormais obligatoire en France, et il était trop jeune. Militaire, surement, de métier. Mais visiblement, il ne l’était plus, au vu de son air peu entretenu, bien contraire aux habitudes martiales. Et puis, il y avait une autre raison pour laquelle Kellen préférait tourner son attention vers ce qu’il se passait, et non à se perdre dans ses pensées. Il ne fallait pas seulement se souvenir du chemin, des ruelles et des détours, mais aussi à prêter attention à tout ce qui serait utile. Elle ne savait rien de lui. IL l’amenait chez elle, où dans une de ses planques, souvent à proximité d’un lieu stratégique au sein même du quartier qu’il avait l’habitude de fréquenter, dans lequel il vivait ou travaillait. Chaque détail du parcours pouvait donc être utile à la louve si jamais elle devait le retrouver un jour…

Daniel se retourna alors qu’ils passaient devant une armurerie. Marchand d’armes. Intéressant, et Kellen le nota vaguement : la première fois qu’ils s’étaient rencontrés, Daniel sentait la poudre et la graisse à arme. Et cela conviendrait bien à un militaire. Fréquentait-il ce lieu, y travaillait-il, vivait-il au dessus ? L’attention de Kellen fut coupée : Daniel venait de s’arrêter devant un magasin d’antiquité. Visiblement, c’était ici qu’il l’emmenait. Il força la porte arrière du magasin d’un geste visiblement expérimenté. Daniel lui céda le pas, et Kellen malgré son instinct qui lui hurlait de ne pas entrer la première le lui accorda. Après tout, il fallait vivre dangereusement. Cela faisait une dizaine d’année que Kellen vivait ainsi selon ce principe. Et qui en aurait après elle ? Elle n’avait pas grand-chose à craindre de Daniel. Sans se soucier de l’obscurité dans laquelle était plongée la boutique, elle grimpa sur les instructions de Daniel au premier étage. Il avait raison, à l’étage ils seraient tranquilles. Il serait en outre plus rapide de filer par les toits de Paris, que Kellen connaissait bien. Pour elle, ce n’était que le plan en négatif de la cité, les toits devenaient ses avenues, les rues en bas, de simples obstacles à franchir d’un saut. Une autre dimension.
Kellen poussa la lourde porte, et dévoila la pièce baignant dans une lueur fantomatique, accentuée par la poussière qui recouvrait le plancher et la crasse qui fumait les vitres. Toute la pièce baignait dans une lueur diffuse, les lumières de la ville et de la lune qui commençait à se lever éclairaient les draps tendus sur toute la pièce. Le temps semblait s’être arrêté, figeant dans leur lente décrépitude des objets qui ne semblaient déjà plus de ce siècle. Daniel souleva un drap et prit place sur un sofa, faisant voltiger la poussière qui dansait dans la lumière du dehors. Kellen commençait à se détendre. L’atmosphère du lieu qui aurait put sembler inquiétante et dérangeante ne la dérangeait pas, au contraire même.

- J'ai toute la nuit.

Kellen se retourna vers Daniel qu’elle avait un instant occulté. Et avisa la place à coté de lui qu’il espérait peut-être qu’elle vienne occuper. Kellen sourit et poussé un fauteuil pour le placer plus ou moins en face de Daniel. Elle s’y assit, jambes croisées, le buste au fond du fauteuil, les bras sur les accoudoirs. Ainsi, il avait toute la nuit ? N’avait-il pas saisi le sous entendu ou au contraire, l’avait-il provoqué ?

- Bien ; tu dois avoir des questions ? Le comment du pourquoi comme vous dites…

Kellen se laissa aller encore plus en arrière dans son fauteuil, et croisa ses doigts et inspira profondément. Elle prit alors la parole après quelques instants de silence. Elle avait beaucoup de choses à lui apprendre…

- Ce monde est peuplé de gens de deux sortes : les humains, et nous, les créatures de la nuit. Pour faire court, de ce que j’en sais, il y a deux catégories de créatures, les Loups et les Vampires. Chez les loups, certains correspondent aux loups garous des légendes, d’autres, les lycans se contentent d’être des loups garous édulcorés, capables de se transformer à volonté mais bien moins résistants que les loups garous.


- Nous, nous sommes des lycans, c’est notre nature, et nous ne pouvons rien y faire. Ne cherche pas une quelconque malédiction d’origine divine, tu as simplement eu le malheur de croiser un vampire qui a éveillé tes gènes dormants. Nous avons seulement le malheur d’avoir eu pour ancêtre un Loup Garou, et de nous être trouvé au mauvais moment, au mauvais endroit. Après cet éveil, nous tombons ‘malade’ et acquérons définitivement notre nouveau statut, pour le meilleur et le pire.

Kellen s'arrêta quelques instants, histoire que Daniel digère tout ce qu'elle venait de lui expliquer. Elle avait conscience de lui en balancer beaucoup d'un coup, mais elle n'était pas du genre à ménager qui que ce soit. Au moins, il n'y en aurait pas pour longtemps, ce serait vite fini

- Une différence légèrement semblable existe chez les vampires. Les Akashas, les plus anciens, sont bien plus forts que nous, et je te conseille de les éviter à tout prix. Ils ont les yeux clairs, et un cœur qui bat. Les sang froid sont leurs « descendants » si on peut dire. Ils sont d’une force équivalente à la notre. Mais, ceux là, leur cœur ne bat plus. Pour ce qui est des détails, je ne suis pas capable de t’en donner plus. Mais comme tu m’as senti, tu te rendras vite compte qu’ils ont tous une odeur différente… Et insupportable. Impossible de les louper.

Kellen s'arrêta pour de bon cette fois, et lui laissa le temps qu'il lui faudrait pour digérer tout ça. Ensuite, viendraient d'autres questions, et d'autres réponses...

Un petit sourire et elle poussa un fauteuil devant lui, s'asseyant ainsi dos à l'escalier. Il ne savait pas pourquoi, mais à cet instant, il se sentit encore plus responsable de leur sécurité. Instinct de mâle, instinct animal. Le dos appuyé bien au fond du fauteuil, la distance entre eux semblait encore plus grande et il se pencha un peu, appuyant ses avant-bras sur ses genoux. En plus, il pouvait mieux l'écouter, dans cette position.

KELLEN
Bien ; tu dois avoir des questions ? Le comment du pourquoi comme vous dites...

Une longue inspiration et elle commença à parler. À parle rlongtemps, sans qu'il ose l'interrompre, les pensées se bousculant dans ses yeux au fur et à mesure qu'elle dévoilait les informations qu'il aurait tant eu besoin de détenir au début de sa nouvelle vie. Un ancêtre loup-garou... Qui donc ? Qui avait eu l'audace de se reproduire sans prendre garde à ce gène infâme ? Et était-ce obligatoire ? Est-ce que cela voulait dire que Tom avait également le gène ? Que sa nièce l'avait aussi ? À cette pensée, il déglutit nerveusement et ses doigts se crispèrent sur ses pantalons, le tissu léger se froissant un peu plus.
Ainsi donc, son instinct avait été bon. Un loup-garou ; enfin, un lycan. Une bête. Un espèce d'animal. Sauf qu'au lieu de se transformer uniquement à al pleine lune, c'était à volonté et en gardant toute sa tête, tout son esprit et, dans son cas, tout son désarroi. Son souffle s'accéléra légèrement quand elle passa sur le sujet des vampires, essayant de catégoriser le seul spécimen qu'il avait jamais croisé dans une des deux catégories. Impossible que cet avorton blanchâtre soit un ancien ; il devait être comme lui, un descendant, un bâtard.
Kellen cessa de parler. Dans la pièc,e seul le son de leurs souffles. Celui de la demoiselle, calme, régulier, en plein contrôle d'elle-même. Et puis le sien, irrégulier, coupé, de plus en plus irrité. Toutes ces révélations avaient le don d'exacerber la bête chez lui, cette bête indomptée. Il était un animal sauvage enfermé dans un corps à peine apprivoisé, comment allait-il faire pour transformer cet animal en une véritable partie de lui ? Il posa la question qui lui trottait dans la tête depuis le début de la conversation :

DANIEL
Et si... non, est-ce que le gène se transmet automatiquement ? Je veux dire... Si moi je l'ai et que j'aurais un frère, une fille, une soeur, peu importe, à tout hasard, est-ce que cette personne l'a également ?

Daniel ne voulait pas non plus lui révéler trop rapidement qu'il avait un frère qui avait lui-même une fille. Ils se connaissaient à peine, après tout. En baissant un peu la voix pour parler, histoire de maîtriser le léger tremblement qui voulait s'immiscer dans son ton, il s'était rapproché de Kellen jusqu'à sentir ses genoux frôler les siens, jusqu'à les sentir s'appuyer bien franchement, la chaleur se communiquant entre les deux tissus. Cette sensation le fit un peu sursauter ; c'était comme leur première rencontre, avant qu'elle ne tourne au vinaigre par sa faute. Il se rappelait encore des papillons que son regard avait fait naître en lui, papillons qui tournoyaient encore. C'était tellement exotique de rencontrer une jeune femme de son âge et de sa... race. Et elle avait de beaux yeux. De beaux yeux à la couleur incertaine, desquels ils se sentaient étrangement proches, avec les iris délavés qu'il arborait dans son propre visage. Ses mains se baissèrent, s'appuyant sur les genoux de Kellen sans aucune gêne, attendant simplement une réponse. Une réponse qu'il appréhendait un peu.

DANIEL
Dis-moi que ce n'est pas obligatoire.

Un murmure. Juste un souffle. Juste ses yeux de bête effrayée qui suppliaient de ne pas entendre une affreuse vérité. Parce qu'il savait déjà que ses nerfs fragiles n'allaient pas supporter le choc et qu'elle allait encore devoir faire face à une crise de colère contre la vérité.

Il y avait quelque chose dans l'attitude de Kellen qui dénotait une certaine douceur, une certaine retenue. Comme si elle cherchait à l'épargner, alors qu'il était quelqu'un qui pouvait en prendre. D'accord, il avait le caractère facilement irritable, mais il en avait vu d'autres. Il n'était pas né de la dernière... sauf en ce qui concernait la lycanthropie.

KELLEN
Personne n'a jamais fait d'étude sur nous Daniel... Je n'en sais rien. Mon père était lycan aussi, je n'ai pas eu de frères ou de soeurs, je ne peux rien te confirmer. Et tant qu'ils ne croisent pas de vampire, ils resteront des humains sans histoires.

Elle avait de légers frissons sur la peau qu'il pouvait voir, celle tendre de son cou. La chaleur de ses mains sur les siennes le fit sursauter, sans qu'il se retienne. Il avait la peau chaude, il le savait, et il avait pour habitude de rencontrer des demoiselles à la peau fraîche. Mais la sienne... c'était rassurant, comme contact, attirant. Comme si sa chaleur était plus profonde, moins superficielle que celle des gens normaux. Et son regard... Lui qui y percevait de la distance, il pouvait maintenir y voir de la tendresse. Il n'y avait rien àcomprendre aux femmes, décidément.

KELLEN
Je pense que ce n'est pas obligatoire. A part peut-être si tes deux parents avaient du sang de Loup, mais les gènes ne se transmettent pas automatiquement, sinon, nous aurions tous les yeux de la même couleur. Il se peut qu'il ne soit pas automatiquement transmissible...

Et à ce moment, il sut. Il sut que son frère était perdu. Ils avaient toujours eu les mêmes yeux, ces yeux clairs, d'un bleu tirant sur le gris qui rappelait toujours la pluie, et ses propres iris n'avaient décidé de changer de couleur qu'une fois qu'il avait découvert la chose. Éatit-ce son père qui avait été le premier ? Son grand-père ? Est-ce que son parent était proche ou éloigné ? S'il avait su que son sang de lycan était très fort, car son grand-père loup-garou pur, il serait devenu fou sur le coup. Daniel baissa la tête et prit une longue inspiration, essayant de retenir la colère sourde qui montait de plus en plus en lui, comme un torrent de lave. Juste à l'idée d'imaginer Tom lycanthrope... ou sa si jolie petite nièce aux yeux de ciel, si doux... Ses genoux commenc`rent à trembler, nerveusement, mais le contact de la main de Kellen sur sa joue. Le fit lever des yeux étonnés sur elle. Elle le touchait. Comme ça. D'un contact tellement... Elle le tentait. Il avait follement envie d'elle. À quand remontait sa dernière aventure, son dernier contact avec le corps d'une femme ? Il ne se rappelait plus.
Le lycan mordit sa lèvre inférieure. Ce ne serait quand même pas convenable, de se pencher et de l'embrasser maintenant, au milieu d'une conversation si sérieuse. Même si elle venait de dire que tout allait bien aller. Et que cette phrase sonnait comme une parole pour bénir ses louches envies. Sans crier gare, instinctif, il se pencha et l'embrassa, une de ses mains quittant ses genoux pour se loger sur sa nuque. Il avait l'impression d'avoir attendu ce baiser depuis longtemps, que les lèvres de Kellen étaient d'une souplesse incroyable, et sa nuque était tellement brûlante. C'était chaud, et doux, et pourtant violent. Il mordilla la lèvre inférieure de la louve, doucement, et se recula, le dos calé dans son fauteuil. Puis, il se leva et alla jusqu'à la fenêtre condamnée. Un flot d'émotions l'avait pris et voilà.
Il avait envie de hurler.

Kellen sentit lorsqu'elle posa sa main sur la joue du lycan, elle vit au fond de ses yeux une lueur de désarroi, un tiraillement, et avant qu'elle n'ait pu y songer davantage, il se pencha et l'embrassa, glissant sa main derrière sa nuque... Un mélange de douceur et de violence contenue, mais par dessus tout, c'était cette envie furieuse que Kellen sentait dans ce baiser. Pendant un instant Kellen ne pensa plus à rien. Elle savourait ce baiser, elle devait bien avouer qu'elle en avait eu envie. Et cela avait été si soudain... Pourtant, il se recula doucement et Kellen reprit immédiatement ses esprits. Daniel se leva et gagna la fenêtre derrière elle, lui tournant le dos. Kellen n'avait pas bougé, seulement baissé la tête, quelques mèches de ses cheveux tombant devant son visages, cachant ses yeux. Seules ses lèvre encore humides du contact avec le loup se mirent à bouger. Et pourtant malgré son impassibilité apparente, sa voix, a peine plus fort qu'un murmure, restait douce

- Si tu envisages un instant de t’excuser ou de regretter, oublie, j’en avais aussi envie. Depuis que je t’ai vu pour la première fois.

Inutile de mentir sur ce point la. Peut être cette attirance purement physique était liée à leur nature qui les rapprochait. Peut être était-ce cela, simplement. Mais Kellen n'aurait su le dire. Elle avait croisé plusieurs lycans, et leur contact l'avait poussé a se laisser aller. Mais Kellen devait avouer qu'il y avait eu quelque chose plus animal dans ces relations un peu particulières. Daniel était bien plus humain que les autres lycans. C'était surement cela qui l'avait attiré. Ni humain, ni animal. Kellen devait reconnaitre qu'elle tirait de moins en moins au fil des ans vers les restes de son humanité. Et pourtant, elle était toujours la, ne demandant qu'a s'exprimer totalement. La petite fille en elle était toujours la, sous l'adulte blasée qui n'attendait plus rien de cette vie qui s'étirait sans aucun intérêt.

- C’est la première fois que je me sens si proche de quelqu’un comme moi. Si tu ne m’avais pas embrassé, c’est moi qui aurais fini par le faire.

Kellen se releva, et se dirigea vers la fenêtre devant laquelle Daniel se tenait. Bon Dieu, ce qu’elle avait envie de briser cette solitude, rien qu’une nuit. Un besoin subite, une pulsion soudaine l’avait prise au moment où il avait posé ses lèvres sur les siennes. Cette douceur masquant à peine la force contenue du lycan l’avait étourdi. Elle se sentait si seule, et cette solitude à laquelle elle goutait pleinement avec délice d’ordinaire lui pesait. Non, définitivement, ces hommes et ces femmes sans noms ni visages l’enfonçaient plus dans sa solitude. Ils devenaient lassants. Mais lui, il était comme elle. Elle ressentait peut-être plus qu’une attirance pour un homme, c’était peut-être plutôt cette étincelle de nouveauté qui l’attirait. Sortir de son quotidien lassant et ennuyeux. La plupart des homes avaient fini par l’ennuyer. Mais Daniel, lui, il apporterait peut-être un quelque chose en plus. Et puis, ne plus avoir à se cacher, ou à mentir pendant quelques instants, rien que ça, lui ferait du bien. Elle posa sa tête sur l’épaule de Daniel et posa sa main sur son bras. Et lui ? Pour une fois qu’elle ne pensait pas qu’à elle… Lui, que pensait-il, que voulait-il ? Étrangement, Kellen ne voulait pas le brusquer, elle ne tenait pas à lui – se mentait-elle à elle-même sur ce point ? – mais était curieuse, et espérait bien sans s’en faire un ami, ne pas s’en faire un ennemi. Kellen soupira, et doucement lui chuchota, ses paroles bruissant dans le silence de la pièce.

- Mais je peux aussi partir si tu préfère.

Kellen se tut, le laissant décider. Elle avait terriblement envie de gouter de nouveau à ses lèvres, de sentir sa peau brulante contre la sienne… Mais elle se contenait. La partie lucide de son cerveau lui disait qu'il. Valait mieux rester plus neutre, qu'elle ne devait pas s'impliquer, qu'elle devait simplement rester dans les limites d'une simple connaissance, mais qu'en même temps, si elle devait aller plus loin... Elle y trouverait des avantages a le garder près d'elle. Un lycan presque tout frais. Pourrait lui apporter des problèmes mais canalisé, il pourrait se révéler utile... Et si même la partie lucide et claire de son esprit était incapable de se mettre d'accord...

Les mots de Kellen enflammèrent son esprit ; depuis la première fois. Il se rappelait tellement le contact, le courant qui avait été établi entre eux, rapide, fort, intense et terriblement sexuel. Il ne pouvait croire qu'elle aussi elle avait... Sa respiration se coupa un peu. C'était la première fois qu'il rencontrait quelqu'un de sa race et il ne savait dire si c'était purement physique, purement physiologique, mais il y avait quelque chose.

KELLEN
C'est la première fois que je me sens si proche de quelqu'un comme moi. Si tu ne m'avais pas embrassée, c'est moi qui aurait fini par le faire.

Et lui, c'était la première fois qu'il se sentait aussi proche de quiconque.
Même de son frère. Même avec Thomas, quand ils étaient gosses, quand ils étaient proches et que la guerre ne les avait pas séparés, il n'avait jamais réussi à obtenir ce lien si fort. Kellen avait réussi à accéder à un niveau supérieur en ne faisant rien sauf être là, sauf en étant elle. Il ne dit rien de cela, gardant cette pensée pour lui, pinçant seulement un peu les lèvres, exprimant dans ce geste quasi invisible le fait qu'il réfléchissait beaucoup trop pour cette situation. Son oreille affutée lui permit d'entendre trop distinctement la lycanthrope se lever et venir s'installer près de lui, près de sa fenêtre de laquelle il voyait la rue. Sa respiration fit s'accélérer la sienne. Proximité qui le troublait délicieusement, qui lui donnait l'impression d'être au bon endroit au bon moment en même temps qu'il était le dernier des imposteurs dans toute cette scène.
Une main sur son bras. Une tête sur son épaule.
Il allait devenir fou.
Daniel descendit ses yeux sans couleur vers ses pieds, incapable de véritablement prendre conscience de ce qui se passait.

KELLEN
Mais je peux aussi partir si tu préfères.

Ce commentaire le fit sursauter et, spontanément, il se retourna vers elle pour la regarder.
La regarder ?
Point que ça.
Il prit son visage dans le sien, l'embrassant avec cette fois une force plus grande, plus exprimée, une langue assurée et curieuse. Ses mains descendirent de son visage pour se loger au niveau de ses hanches, plaquant brusquement ce corps mince et musclé contre le sien, histoire de lui faire sentir sa puissance, son désir et ce qu'il désirait réellement qu'elle fasse.

DANIEL
Non.

Juste non. Un non simple et rauque, prononcé contre ses lèvres tendres, un non exigeant alors qu'il reprenait possession de cette bouche attirante et si délicieuse à embrasser, un non qui disait tant ce la suite espérée des évènements. Il avait touché bien des femmes et toutes n'avaient été que des histoires sans fin et sans commencement réel, depuis la découverte de sa nature et même, plus précisément, depuis son retour de la guerre, à jamais marqué. Mais il sentait, sans qu'il sache réellement pouruqoi ou comment, que Kellen n'était pas de ces filles anonymes qui défilent sans rien faire dans une vie.
Ses mains glissèrent sur les fesses de la brune tandis que ses lèvres venaient embrasser son cou offert et attirant, en sentant l'odeur chaude et rassurante. Il avait envie d'elle.

A ses derniers mots, il se retourna. L’instant d’après, Kellen sentit ses lèvres, sa langue, ses mains puis tout son corps prendre possession du sien. Elle sentit toute cette force, ce désir, brûler contre son corps, contre sa peau. Surprise, mais terriblement volontaire, elle le laissa faire, comprenant qu’il serait inutile de faire quoi que ce soit. Il s’était emparé d’elle, et elle ne le laisserait pas s’arrêter. Pas alors que leur désir semblait remplir la pièce tout entière.

- Non.

Un mot, un simple son, mais à cet instant, il prenait tant de sens… Un mot qui résumait parfaitement ce à quoi tous deux aspiraient. Kellen pouvait y discerner tout le désir, toute la force qu’y mettait Daniel, comme si le baiser qu’il lui avait donné ne suffisait plus, qu’il le scellait par des mots. Les mains du lycan glissèrent le long de son dos jusqu’à ses fesses, ses lèvres erraient sur son cou, son souffle chaud la brulant à chaque caresse. Son odeur envahissait le cercle de Kellen, ce cercle dans lequel bien des hommes avaient cru pénétrer. Daniel s’y était plongé à corps perdu, et Kellen lui avait ouvert les bras. Ce n’était pas comme ces hommes sans visages, sans odeur, sans nom qui avaient défilés entre ses bras, entre ses draps, non, cette fois, tout semblait si différent. Elle en ressentait un désir plus profond, plus intense, plus sain peut-être. Etait-ce si fort parce que Daniel était comme elle ?

Lentement, Kellen amena Daniel à s’écarter de la fenêtre jusqu’au sofa, caressant son dos, le creux de ses reins, l’embrassant sur ses lèvres, son cou, enfouissant sa tête et sa lourde chevelure contre sa nuque. Elle pouvait entendre les battements fébriles et désordonnés de son cœur, sentit ses mains trembler de désirs. Elle le laissa glisser sur le sofa, s’asseyant, sans rompre le contact de leurs deux corps brulants. Kellen se laissa glisser sur lui, passant ses jambes de chaque coté des siennes, sentant son désir contre sa cuisse. Elle l’embrassa de plus belle, caressant son visage, défaisant les premiers boutons de sa chemise pour embrasser son cou, la naissance de son épaule.

Soudainement, Kellen cessa de l’embrasser, détachant ses lèvres des siennes, et prit son visage dans ses mains avec une infinie tendresse. Comme si tout d’un coup, tout s’arrêtait. La fougue faisait place à un instant qui restait en suspens. Kellen passa sa main dans les cheveux de Daniel, caressant son visage, plongeant son regard dans le sien. Si jeune, si fragile, si fougueux et vif, brulant de désir. Elle grava dans son esprit chacun de ses traits. Daniel. Comment la situation en était-elle arrivée là ?
Tout s’effaçait, juste l’espace d’un regard, un battement de cil, comme une seconde suspendu dans l’espace et le temps. Le temps de se regarder, de s’ouvrir l’un à l’autre par un simple regard. Un instant suspendu, comme si rien d’autre n’existait que leur regard. Le calme subitement, avant la déferlante, avant que le feu ne reprenne de plus bel. Un instant pour reprendre son souffle et décider de plonger dans les flammes.

Kellen embrassa de nouveau Daniel, passionnément, fougueusement, et sous ses caresses, elle eut l’impression de reprendre vie, de la sentir de nouveaux couler dans ses veines de glaces. L’image figée et distante de Kellen venait de se briser comme un miroir menteur pour dévoiler cet aspect que Kellen ne montrait pas. Celui d’une femme passionnée. Mais pas celle que d’autres hommes avait pensé déceler lorsque la prenait la fougue d’un simple besoin physique, presque physiologique. Chaque geste, chaque effleurement de leur deux corps, elle l’appelait de ses vœux, en désirant toujours plus. Elle glissait ses main sous son vêtement, et en quelques gestes finit de lui ôter son haut, sentant sa peau brulante sous ses doigts, son odeur envoutante. Elle ne cessait de l’embrasser, de le caresser. Elle se sentait fondre sous ses mains et ses baisers, sans plus savoir ce qu’elle faisait. Elle se laissait aller.